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LE CONTRAT
Irène Dumelle lut le contrat avec une attention soutenue. Des rides soucieuses creusèrent son visage à mesure qu’elle en parcourait les lignes. « Oh, mon enfant, soupira-t-elle finalement, qu’avez-vous fait là ? » Christine Faggan serra les lèvres. « C’est si mauvais que ça ? »
La Canadienne leva les yeux et lui lança un regard indulgent. « Oui, ça l’est. À quoi vous attendiez-vous ? »
L’appartement de l’ancien professeur de droit était une véritable jungle. Des pots en terre remplis de plantes luxuriantes étaient disséminés à chaque coin et surmontés de lampes spécialement conçues pour recréer la lumière du jour. Des relents douceâtres de moisi flottaient dans l’air et la température était légèrement supérieure à celle du reste de la station. La responsable des serres semblait ne plus vouloir vivre autrement que dans une atmosphère tropicale.
Elle poursuivit sa lecture. « Vos obligations dépassent très largement celles des autorités qui, de manière assez floue, devront juste « s’efforcer de », « dans la mesure du possible » et ainsi de suite. Sur le fond, leur proposition est identique à celle de Pigrato, à ceci près que le texte y met les formes et prévient toute contestation d’ordre moral. Nous aurions pu néanmoins négocier des conditions plus avantageuses. »
Christine Faggan refoulait visiblement ses larmes. « C’était tellement… J’ignore ce qui m’est passé par la tête. Je me rongeais les sangs au sujet d’Elinn, j’étais terrorisée à l’idée qu’elle risquait de mourir si je ne signais pas.
— Christine, jamais le gouvernement n’aurait pu se permettre de laisser mourir votre fille. La balle était dans le camp du sénateur, non dans le vôtre. Vous lui avez simplifié la tâche. Selon les termes de ce contrat, vous renoncez définitivement à faire appel de la décision relative au démantèlement de la cité. Notre sort est scellé : le retour sur Terre est désormais inéluctable. »
La mère d’Elinn ne put contenir plus longtemps ses pleurs. « Je me suis sentie acculée, vous comprenez ? sanglota-t-elle. Pendant un moment, j’ai réellement cru qu’ils essayaient de m’aider. D’aider Elinn. Le sénateur était si… si… Je ne trouve pas les mots…»
Irène Dumelle posa la main sur son bras. « Oui, mon enfant. Je sais de quoi est capable cet animal. »
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Cette malencontreuse histoire se propagea plus vite que ne l’aurait fait une annonce par haut-parleur. La colère gronda dans les rangs des colons, révoltés non par la bévue de Christine Faggan mais par la pression odieuse à laquelle on l’avait soumise. Ceux qui espéraient encore un retournement de situation furent amèrement déçus.
« Qu’est-ce que je vous disais ! parada Evguéni Tourgueniev. Ces lascars s’y entendent pour défendre leurs intérêts ! Et vive la politique de force ! Jadis, en Sibérie, nous avions un maire qui…
— Oui, Evguéni, on connaît la chanson ! »
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Ronny, Elinn et Ariana se retrouvèrent plus tard dans leur repaire secret. « J’ai un plan ! déclara Ronny, excité comme une puce. Je sais comment sauver la cité. »
Ariana se laissa choir sur une chaise décatie, croisa les bras et le défia du regard. « Voyez-vous ça !
— Bon, c’est…» L’adolescent s’interrompit, coupé dans son élan. « Où est Cari, au fait ?
— Dehors, répondit Elinn d’une voix résignée en frottant pensivement l’artefact niché dans le creux de sa main. Il assistait monsieur Knight et leur patrouilleur est tombé en panne. »
Ronny cligna des paupières. « Ah. Tant pis. Je le mettrai au courant quand il rentrera. Pour être honnête, on doit cette idée à Elinn. Elle avait l’intention d’opérer en solo, mais je crois qu’on devrait le faire tous les quatre.
— Faire quoi ? demanda Ariana en fronçant les sourcils.
— Se cacher. Juste avant le départ de la navette, on se terre en lieu sûr, là où personne ne viendra nous déloger. Dans les muches, par exemple. On ne bouge pas jusqu’à ce qu’ils soient forcés de mettre les voiles sous peine de louper la fenêtre, et à nous la belle vie !
— Belle et courte, si c’est pour crever de faim…
— Mais non ! On aura évidemment mis de côté le maximum de provisions.
— À la réflexion, je ne suis plus certaine que ce soit une si bonne idée que ça, murmura Elinn, perdue dans la contemplation de son artefact.
— C’est complètement débile, oui ! » trancha Ariana, peu habituée à mâcher ses mots. Ronny avait beau connaître son franc-parler, il accusa tout de même le coup. « Comment veux-tu qu’on fasse tourner à quatre une station comme celle-ci ? On va se tuer au boulot ! Sans compter qu’il y a plein d’appareils dont on ne pourra pas se servir. Pour fonctionner, cette cité a besoin d’un effectif minimal qui correspond grosso modo à notre population. Avec dix ou vingt personnes de moins, ça irait encore, mais en dessous… Laisse tomber, Ronny, c’est injouable.
— De toute façon, ajouta Elinn, ce n’était pas ça, mon plan. Je n’ai jamais supposé que les autres partiraient en me laissant seule. Mon idée, c’était justement qu’ils ne pourraient pas me laisser. Et donc que tout le monde resterait. »
Ronny se ratatina comme un ballon percé. « Là, je sèche », fit-il, découragé.
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Graham Dipple croisa Cory MacGee au poste de contrôle de la station supérieure, centre névralgique de la cité. Depuis l’annonce de la fermeture, les collaborateurs de Pigrato s’y relayaient à sa demande pour éviter tout incident. Les machines abritées dans cette salle pilotaient l’ensemble des circuits d’alimentation (eau, air, électricité). Bien que leur gestion fût confiée à l’intelligence artificielle – anticipation des évolutions, ajustements éventuels –, une intervention manuelle demeurait toujours possible. En l’état de tension actuel, l’administrateur avait donc jugé préférable de ne pas tenter le diable.
Dipple engagea la conversation : « Dites-moi, Cory, j’ai cru comprendre que vous étiez bien renseignée sur le mode de vie des colons. Leurs coutumes, leurs petites manies, tous ces détails subtils qui ne figurent dans aucun livre…
— Mmh. Pas vous ? »
Cory MacGee venait des îles britanniques. Après de brillantes études en sciences économiques, elle avait refusé le pont d’or que lui offraient les industries Whitehead pour entrer au service de l’État. Aujourd’hui, elle s’en mordait les doigts.
« Moi ? couina Dipple, désarçonné. Euh… non.
— Ah bon. Je croyais que ce travail d’intégration constituait la base de notre mission…»
Il toussota, nerveux. Il suffisait que cette femme ouvre la bouche pour le mettre mal à l’aise. « Sans doute, mais j’ai d’autres chats à fouetter.
— Oh, je vois. Par exemple ?
— Madame MacGee, je vous en prie. J’espérais profiter de votre expérience pour résoudre un problème qui me préoccupe. »
Elle se plongea avec morgue dans le spectacle des écrans de contrôle. « Je vous écoute.
— Si les enfants détournaient des vivres, où les cache-raient-ils, à votre avis ?
— Pardon ? » Elle ne put s’empêcher de lever un œil hébété. « À quoi rime cette question ? »
Dipple lui relata ce qu’il avait découvert à l’entrepôt : les articles manquants, les bruits, les empreintes, la plaque métallique, le boyau étroit.
« Une muche, rectifia la Britannique. C’est ainsi que les colons appellent ce genre de boyau. Cette information figurait dans le dossier que vous avez reçu, Dipple. Labyrinthe de galeries exiguës, probablement d’origine volcanique, caractéristique du sous-sol de la station. Chapitre premier, alinéa trois, si je ne m’abuse. Aréologie de la cité martienne. »
Dipple la foudroya du regard. « J’ai lu ce document. Et je sais ce que sont les muches. Mais en avez-vous déjà vu ?
— Non, dut-elle reconnaître.
— Eh bien, laissez-moi vous dire que le trou n’est pas large. Il y fait noir comme dans un four. Je serais complètement claustro, moi, là-dedans. En admettant que j’arrive à y entrer, ce qui n’est pas le cas. Seul un gosse peut s’y faufiler. Qu’en concluez-vous ?
— Que le chapardage est l’œuvre des enfants.
— Exact. Ma question est donc la suivante : les avez-vous déjà entendus parler d’une cachette secrète ? La plupart des mômes adorent avoir leur tanière.
— Vraiment ? » Cory MacGee réfléchit en fronçant son nez pointu qui, auréolé de cheveux blonds et courts, lui donnait parfois un petit air mutin.
« Évidemment. Quand j’étais gamin, avec mes copains, on avait aménagé notre antre sur le site d’une usine désaffectée. Dans une cave où traînaient de vieux matelas et un fauteuil en cuir déglingué. Qu’est-ce qu’on a pu…» Il s’interrompit et passa sous silence ses frasques de jeunesse. « Et vous ? Que faisiez-vous à cet âge ?
— Je jouais à la poupée. Et à l’ordinateur. Je ne sais pas dans quel coin vous avez grandi, mais, en ce qui me concerne, je rejoignais souvent mes amies dans des espaces virtuels où l’on pouvait être n’importe qui et faire n’importe quoi. Je…»
Dipple la coupa net. « Hors sujet : les enfants d’ici n’ont pas de réseaux virtuels. Je repose la question : où planquent-ils toutes ces provisions ?
— Aucune idée. » MacGee haussa les épaules. « Ces mioches me détestent autant que vous. Depuis que je suis ici, j’ai dû échanger trois phrases avec eux. Et la fine équipe était toujours au complet. » Elle continua cependant de réfléchir. « S’ils ont effectivement un repaire secret, j’imagine qu’il doit se trouver dans une des vastes cavités souterraines qui n’ont pas été condamnées. Mais elles ne sont accessibles que par les muches. Vous n’avez pas la moindre chance d’y arriver. »
Dipple étouffa un juron. Il fixa sans les voir les moniteurs dressés devant lui. Des lignes colorées clignotaient, des chiffres et diagrammes se modifiaient, puisant au rythme de la cité.
« Bon, dit-il enfin, sortant de sa torpeur. Je n’ai plus qu’à pointer au rapport. » Il secoua la tête. « Pigrato va être ravi ! »
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Privés de réveillon au Point Armstrong, les colons avaient décidé de célébrer la nouvelle année en organisant en sous-main une petite fête sur la Plazza. Chacun croisait les doigts pour que Pigrato, s’il l’apprenait, n’y mette pas son veto. Les responsables du montage des tables s’activaient le plus discrètement possible, scrutant en permanence les environs par crainte de voir surgir le visage furibond de l’administrateur. En cuisine, d’alléchantes préparations mijotaient dans les marmites, grésillaient dans les poêles. L’abondance était telle qu’on semblait vouloir dévorer ce soir-là tous les stocks de la réserve. Au menu : bouillon de poule aux pousses de haricot mungo. Risotto aux carottes, poireaux et champignons noirs. Gratin de pommes de terre au jus de poisson. Pizza martienne, c’est-à-dire agrémentée de cinq variétés de champignons, de tomates, oignons, ail et maïs – un mélange d’huile d’olive et de soja remplaçait le fromage. Pains-surprises. Noisettes grillées et sauce aux herbes. Chips maison. Maïs soufflé saupoudré de sucre. Rondelles de carottes glacées. Pommes d’amour aux épices. Mille et un parfums se répandirent dans les coursives, plus suaves et prometteurs que jamais.
Jusqu’à ce que quelqu’un finisse par lâcher : « Pourquoi ? »
Les opinions divergèrent par la suite pour savoir qui avait été l’auteur de ce « pourquoi ? ». En tout cas, le frondeur ajouta : « Pourquoi devrait-on s’écraser ? On avait prévu d’arroser la Saint-Sylvestre au Point Armstrong. Pourquoi ne pas y aller, festin sous le bras ?
— Parce que Pigrato l’a interdit, lui répliqua-t-on.
— Et alors ? Que fera-t-il si nous ne lui obéissons pas ? »
L’argument fit mouche. Mais oui ! Que risquait-on à désobéir ? D’accord, l’administrateur avait un véritable arsenal sous la main. Mais il n’allait tout de même pas les zigouiller juste parce qu’ils avaient voulu dire adieu à leur planète en s’offrant une dernière fête mémorable !
Que fera-t-il ? Rien. Pigrato ne pourrait rien faire.
L’exubérance les gagna. Les voix se firent plus fortes, les rires plus débridés, un vent de rébellion souffla sur la Plazza. Oui, ils iraient au Point Armstrong ! Qu’on essaie seulement de les en empêcher ! Ils feraient bombance et s’enivreraient jusqu’à l’aube en admirant la plaine rougeoyante, les contreforts de la Vallès Marineris baignés dans la lumière laiteuse de Phobos et Deimos qui, cette nuit-là, pointeraient tous deux haut dans les cieux.
Les victuailles furent transvasées dans des récipients isolants et on grimpa à l’étage les bras chargés de boissons. Les prévisions météo ne signalaient aucune tempête : Mars semblait elle aussi prête à se parer de ses plus beaux atours. La joyeuse compagnie se bouscula vers le sas dans une ambiance turbulente. Chacun enfila son scaphandre, les attaches claquèrent, les valves sifflèrent, on échangea quelques coups sur les casques avant de se presser dans la cabine.
La première main gantée s’abattit sur la touche qui commandait l’ouverture de la porte et… rien ne se produisit.
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Le ciel étendait au-dessus de leurs têtes son immense voûte jaune pâle aux reflets roses. Le patrouilleur était derrière eux, masqué par la dune qu’ils venaient de franchir. Leurs bottes s’enfonçaient dans le sable jusqu’aux chevilles tandis que, d’un pas lourd, ils cherchaient leur chemin entre les éclats pierreux, guidés par les antennes étincelantes qui recouvraient le toit de la station.
« J’ai l’impression que la saison des vents est enfin terminée, dit Roger Knight. Le printemps va pouvoir arriver. À l’heure qu’il est, nous devrions être en train de mettre au point une nouvelle expédition. Au lieu de ça, nous démontons les tentes. Quel gâchis !
— On m’avait promis que je serais du voyage cette année. » Le cœur de Cari se serra lorsqu’il prit conscience que cette promesse n’était pas si lointaine. Du temps où l’ordre du monde n’avait pas encore été bouleversé…
« Doedalia Planum, murmura Roger Knight, lui-même perdu dans ses pensées. J’ai toujours rêvé d’y aller. Ne me demande pas pourquoi, je serais incapable de te répondre. Mais, la première fois que j’ai eu un globe martien en main, mon doigt s’est arrêté sur Doedalia Planum. Depuis, ça n’a jamais cessé de me démanger dès que je mettais le nez sur une carte. Étrange, non ?
— Doedalia Planum… Je devrais savoir où c’est, hein ? »
Knight éclata de rire. « Oui, cher enfant de Mars ! » Il tendit l’index en direction du sud-est. « Par là. À deux mille cinq cents kilomètres d’ici à peu près. Tu longes le massif de Tharsis, tu traverses Noctis Labyrinthus et, lorsque le sable rouge s’estompe, lorsque la roche noire apparaît, tu y es. Doedalia Planum. » Il soupira. « Je la verrai quand nous serons en orbite. Ce sera déjà ça…»
Cari observa le pilote à la dérobée. En dépit du casque qui lui mangeait le visage, l’adolescent crut voir briller dans ses yeux la même flamme que celle qui embrasait le regard d’Elinn quand elle parlait de ses fichus Martiens.
À cet instant, un nuage de poussière rougeâtre se souleva au loin. Bientôt se dessina la silhouette sombre et familière d’un patrouilleur, filant à toute allure à leur rencontre.
« On a de la visite.
— Mieux vaut tard que jamais », grommela Knight.
Ils attendirent que le monstrueux engin s’immobilise devant eux dans un crissement de pneus, tanguant à la manière d’un vieux voilier ballotté par la houle. La turbine produisait un bourdonnement puissant. La poussière retomba lentement avant de tourbillonner à nouveau lorsque l’écoutille s’ouvrit, libérant un reste d’air.
Daniel Eisenhardt était assis au volant. Avec sa tignasse hirsute et sa bouille perpétuellement hilare, le jeune technicien était reconnaissable entre mille. « Alors, les brise-fer, ça boume ? Entrez donc ! Qu’est-ce que vous avez fabriqué avec votre moulin ? » Il sonda les alentours. « Il est où, au fait ?
— Par là, grogna Knight en tendant une main mollassonne vers le sud. Du sable a dû s’infiltrer dans le circuit. Ça a fait caler la turbine.
— Sans blague ! Je donnerais cher pour voir la tête des mecs d’ArabMot quand tu leur raconteras ça ! »
Knight eut un sourire poli. « Allez, on rentre. Je reviendrai demain, une fois que j’aurai digéré le truc.
— Comme tu veux. » Eisenhardt fit hurler la turbine, enclencha le levier et remit le patrouilleur en branle. « Ça barde là-bas, j’aime autant vous prévenir. Pigrato a décrété le couvre-feu. Il a fait bidouiller les sas pour bloquer les sorties. Et ses sbires campent au poste de contrôle. Si je n’avais pas été dehors à ce moment-là, je n’aurais pas pu venir vous récupérer. »
Roger Knight fronça les sourcils. « Il a complètement pété les plombs, ma parole !
— D’après ce que j’ai capté par radio, poursuivit Eisenhardt à l’adresse de Cari, Pigrato et Bjornstadt ont fait pression sur ta mère pour qu’elle signe un contrat. Elle retire la plainte déposée auprès de la commission, et en échange elle obtient un droit de résidence à vie sur McAuliffe. »
Cari frissonna de terreur.
« En clair, commenta Knight, on peut définitivement faire une croix sur la cité.
— Oui. Du coup, certains ont voulu jouer les rebelles en maintenant le plan de ce soir au Point Armstrong, malgré l’interdiction. Mais Pigrato a eu vent de l’affaire et il a bouclé tout le monde. »
Knight secoua la tête. « Et cette plaisanterie va durer combien de temps ? Il y a encore une ou deux récoltes à faire, si je ne me trompe.
— C’est juste pour le réveillon, à ce qu’il a dit.
— Ben tiens ! Comme trouble-fête, il se pose là, ce vieil acariâtre ! »
En arrivant à la station, ils virent les patrouilleurs garés en rang sur leurs places numérotées. On devinait par les fenêtres une foule de gens massés dans les antichambres des sas et les couloirs adjacents. Beaucoup étaient en scaphandre, d’autres traînaient des cantines isothermes vers l’ascenseur. L’indignation semblait à son comble.
« Alors, les gars, fit Daniel Eisenhardt, on rentre ou pas ? Réfléchissez bien. »
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La porte extérieure du sas se referma derrière eux comme celle d’une prison. Cari avait l’estomac noué. Ses compagnons lui parurent eux aussi passablement nerveux, l’œil rivé sur l’aiguille du voyant de pressurisation. Le signal s’alluma enfin, leur indiquant qu’ils pouvaient ôter leurs casques.
« Je crois que je vais aller tordre le cou à ce Pigrato de mes deux, pesta Roger Knight en essuyant l’intérieur de sa visière d’un revers de main. Ou me bourrer la gueule si ça foire.
— Tous les prétextes sont bons, hein ? » ricana Eisenhardt.
Les pompes gémirent pitoyablement et le battant coulissa. Les visages outrés qu’ils s’attendaient à découvrir étaient tournés de l’autre côté, vers l’écran destiné aux communications internes : l’administrateur venait de prendre la parole.
«… i Tom Pigrato, mandaté par le gouvernement terrestre pour administrer la colonie martienne. Je souhaiterais tout d’abord vous rappeler que j’ai été contraint, pour diverses raisons, d’annuler l’autorisation relative aux festivités du Point Armstrong. Afin que vous ne soyez pas tentés, dans un moment d’égarement, de contrevenir à mes instructions, j’ai ordonné le verrouillage des sas vers l’extérieur, et ce, jusqu’à demain matin.
— Quelle classe dans la formulation ! marmonna Roger Knight en retirant son scaphandre.
— C’est le premier point. Par ailleurs, je dois vous faire part d’une désagréable nouvelle. Mes collaborateurs ont constaté aujourd’hui que des vols répétés de provisions ont été commis à l’entrepôt. Nous ignorons encore l’identité du pillard, mais nous soupçonnons qu’il pourrait s’agir de quelqu’un ayant l’intention de se soustraire aux mesures d’évacuation de la cité, dans l’espoir insensé de rester seul sur Mars. J’aimerais dire à cette ou ces personnes que nous avons reçu ordre de couper l’alimentation en oxygène au moment du départ, pour prévenir toute corrosion du matériel et des installations, et préserver ainsi les intérêts de la Fédération. Je le répète : ne cherchez pas à vous cacher ou vous périrez asphyxié. Quiconque se soustraira volontairement aux mesures d’évacuation le fera à ses risques et périls. Je vous enjoins de vous reporter aux articles correspondants du code de procédure spatial et de la loi sur les enclaves extraterrestres. »
Un grincement jaillit des haut-parleurs. Les membres de l’assistance sursautèrent et la liaison fut interrompue. Des discussions passionnées s’engagèrent aussitôt, certains brandissant le poing, d’autres s’agitant furieusement.
Cari avait profité de l’allocution pour retirer sa combinaison. Contrairement à Knight, pourtant, il ne la remit pas en place, mais la garda sur le bras. Il fendit la foule et alla décrocher les tenues d’Ariana, d’Elinn et de Ronny. Puis, sans que personne ne le remarque, il gagna l’ascenseur et rejoignit les entrailles de la station.